Sujet : Les deux âmes du socialisme | | Posté le 12-06-2009 à 18:38:36
| LES DEUX AMES DU SOCIALISME par Hal Draper La première édition de The Two Souls of Socialism date du milieu des années soixante, époque de montée de la "contestation" aux Etats-Unis, avec le Mouvement des Droits Civiques et, surtout, la lutte contre la guerre du Vietnam. Le maoïsme exerçait alors une attraction considérable, dans la mesure où il apparaissait comme la seule alternative révolutionnaire au marxisme stalinien d'obédience soviétique. L'anarchisme était également florissant, mais il existait cependant une minorité qui commençait à se réapproprier la tradition marxiste authentique du socialisme par en bas. Pour cette poignée de militants, les deux âmes du socialisme devait très vite devenir un classique, qui confirmait l'existence d'un marxisme révolutionnaire différent aussi bien de l'horreur stalinienne que de l'impasse anarchiste et des trahisons de la social-démocratie. Pour Draper, la ligne de partage dans la tradition socialiste passe entre ceux qui pensent que le socialisme doit être imposé par en haut, par une minorité éclairée, et ceux qui sont convaincus qu'il ne peut venir que d'en bas. La vraie tradition socialiste, exprimée pour la première fois de façon achevée par Karl Marx, c'est que le socialisme ne peut être réalisé que par la classe des travailleurs qui, en s'émancipant politiquement, prend le contrôle de la société et met en place une planification démocratique de la satisfaction des besoins collectifs. C'est pourquoi le socialisme n'est réalisable qu'en démocratisant la société infiniment plus qu'elle ne l'est aujourd'hui. La crise du socialisme aujourd'hui est une crise de la définition du socialisme. Pour la première fois dans l'histoire mondiale, il est probable que la majorité de la population se proclame d'une façon ou d'une autre « socialiste » ; mais cette appellation n'a jamais contenu aussi peu d'information. Le seul dénominateur commun approximatif de ces divers « socialismes » est négatif : l'opposition au capitalisme. Du côté positif, l'éventail des idées, opposées et incompatibles, se réclamant du socialisme, est plus large que celui de la pensée bourgeoise en général. L'aspect anticapitaliste lui-même est de moins en moins un point commun. Un certain nombre de partis sociaux-démocrates ont virtuellement éliminé toute revendication socialiste de leurs programmes, promettant le maintien de l'entreprise privée partout où c'est possible. L'exemple le plus frappant est celui de la social-démocratie allemande (« Comme idée, comme philosophie et comme mouvement social, le socialisme n'est plus représenté par un parti politique dans l'Allemagne d'aujourd'hui » résume D.A. Chalmers dans son livre The Social Democratic Party of Germany). Ces partis ont défini le socialisme d'une façon qui le vide de tout contenu, mais la tendance à laquelle ils correspondent est celle de la social-démocratie réformiste tout entière. Que reste-t-il de « socialiste » dans ces partis ? De l'autre côté de la scène mondiale, il y a les Etats communistes, qui fondent leurs prétentions « socialistes » négativement, sur l'abolition du système du profit capitaliste privé et le fait que la classe dirigeante n’est pas constituée de possédants individuels. Mais, sous l'angle positif, le système socio-économique qui a remplacé le capitalisme dans ces pays ne pourrait pas être reconnu par Karl Marx. L'Etat est propriétaire des moyens de production - mais qui « possède » l’Etat ? Certainement pas la masse des travailleurs, qui sont exploités, opprimés et aliénés à tous les niveaux du contrôle social et politique. Une nouvelle classe dirige, les patrons bureaucrates. Elle dirige un système collectiviste - un collectivisme bureaucratique. A moins de mettre mécaniquement le signe égale entre étatisation et « socialisme », en quoi ces sociétés peuvent-elles être « socialistes » ? Ces deux types de socialisme sont très différents, mais ils ont plus de choses en commun qu'ils ne le croient. Le rêve de « socialiser » le capitalisme par en haut est typique de la social-démocratie, dont le principe a toujours été qu'une intervention croissante de l'Etat dans l'économie et la société est, en soi, socialiste. Il possède un air de famille fatal avec la conception stalinienne qui consiste à imposer par en haut un système, et à assimiler l'étatisation au socialisme. Tous deux plongent leurs racines dans l'histoire de l'idée socialiste. Retournons donc aux racines. Les pages qui suivent se proposent d'examiner la signification du socialisme historiquement, d'une manière nouvelle. Il y a toujours eu différentes « espèces » de socialisme, et elles ont été habituellement divisées entre réformistes ou révolutionnaires, pacifiques ou violentes, démocratiques ou autoritaires, etc. Ces divisions sont réelles, mais il en existe une autre, sous-jacente. Tout au long du mouvement et des idées socialistes, la coupure fondamentale s'est faite entre socialisme par en haut et socialisme par en bas. Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Telle est la première des règles écrites par Marx pour la Première Internationale, et c'est le principe directeur de l’œuvre de sa vie. C'est le concept de socialisme par en haut qui explique l'acceptation de la dictature communiste comme une forme de « socialisme ». C'est l’idée qui concentre l'intérêt des sociaux-démocrates pour les superstructures parlementaires de la société et sur la prise en main des « postes de commande » de l'économie - ce qui les rend hostiles à toute action des masses par en bas. C'est le socialisme par en haut qui est la tradition dominante dans le développement du socialisme. Il est à noter que ce n'est pas spécifique du socialisme. Au contraire, l'aspiration à l'émancipation par en haut est un principe permanent au cours des siècles de lutte de classe et d'oppression politique. C'est la promesse constante de tout pouvoir politique qui fait que le peuple lève les yeux vers le haut en quête d'aide et d'assistance, plutôt que de se libérer lui-même de son besoin de protection. Le peuple en appelait aux rois contre les injustices des seigneurs, et aux messies pour renverser les tyrans. A l'inverse d'une démarche audacieuse d'action de masse par en bas, il est plus prudent de trouver le « bon » dirigeant qui « répandra ses bienfaits sur le peuple ». Le schéma d'émancipation par en haut remonte loin dans l'histoire, et il était inévitable de le retrouver aussi dans le socialisme. Mais c'est seulement dans le cadre du mouvement socialiste moderne que la libération par en bas pouvait devenir une aspiration réaliste. A l'intérieur du socialisme, elle n'a émergé que par à-coups. L'histoire du socialisme peut être lue comme un effort, constant mais malheureux, pour se libérer de l'ancienne tradition de l'émancipation par en haut. Dans la conviction que la crise présente du socialisme ne peut se comprendre que dans les termes de cette grande division dans la tradition socialiste, nous examinerons quelques exemples des deux « âmes » du socialisme. Quelques « ancêtres » du socialisme Karl Kautsky, le plus éminent théoricien de la IIème Internationale, commence l'ouvrage qu'il a consacré à Thomas More en présentant More et Munzer comme les deux grandes figures qui inaugurent l'histoire du socialisme, et qui « suivent la longue lignée de socialistes, de Lycurgue et Pythagore à Platon, les Gracques, Catilina, le Christ... » Voilà une liste impressionnante de « socialistes » primitifs, et eu égard à sa position, Kautsky devait être capable de reconnaître un socialiste au premier coup d’œil. Mais si l'on examine cette liste, il est intéressant de constater qu'elle se divise en deux groupes nettement opposés. La vie de Lycurgue, telle que la raconte Plutarque, l'a fait adopter par les premiers socialistes comme le fondateur du « communisme » spartiate - c'est la raison pour laquelle Kautsky le cite. Mais le système de Sparte, décrit par Plutarque, est basé sur une division égale de la terre, dont la propriété est privée. Il n'est donc aucunement socialiste. L'impression de « collectivisme » qu'on éprouve à la description du régime spartiate, provient du mode de vie de la classe dirigeante elle-même, structurée comme une garnison permanente en état de siège, sans parler du régime de terreur imposé aux hilotes (esclaves). Je ne comprends pas comment un socialiste moderne peut porter son regard sur le régime spartiate sans se rendre compte qu'il s'agit, non pas d'un ancêtre du socialisme, mais d'un précurseur du fascisme. Cela fait une certaine différence ! Comment cela a-t-il pu ne pas frapper le théoricien majeur de la social-démocratie ? Pythagore avait fondé un ordre élitiste, qui fonctionnait comme le bras politique de l'aristocratie terrienne contre le mouvement plébéien démocratique. Son parti et lui-même furent finalement renversés par un soulèvement populaire. Kautsky a l'air d'être du mauvais côté des barricades ! De plus, dans l'ordre pythagoricien régnait un régime d'autoritarisme total et d'embrigadement. Malgré tout cela, Kautsky a choisi de considérer Pythagore comme un ancêtre du socialisme, en s'appuyant sur l'opinion selon laquelle les pythagoriciens organisés pratiquaient la consommation communautaire . Même si c'était vrai (et cela ne l'était pas, comme Kautsky s'en est rendu compte plus tard), ça n'aurait pas rendu l'ordre de Pythagore plus communiste qu'un quelconque monastère. La liste de Kautsky se trouve ainsi créditée d'un second ancêtre du totalitarisme. Le cas de La République de Platon est assez connu. Le seul élément de « communisme » dans son Etat idéal réside dans la consommation communautaire de type monastique , qui ne concerne du reste que la petite élite des « gardiens » qui forment la bureaucratie et l'armée. Mais le système social y est basé sur la propriété privée et non collective. Et - à nouveau - l'Etat modèle de Platon est gouverné par une élite aristocratique, et il proclame avec insistance que la démocratie entraîne inévitablement la ruine de la société. Le but politique de Platon était, en effet, la réhabilitation et la purification de l'aristocratie au pouvoir afin de combattre la vague montante de démocratie. Faire de lui un ancêtre du socialisme suppose une conception de celui-ci dans laquelle la question du contrôle démocratique est sans importance. Quant à Catilina et aux frères Gracchus, ils ne professaient absolument pas le collectivisme. Leurs noms sont associés à des mouvements massifs de révolte démocratique populaire contre le patriciat. Il n’étaient certainement pas socialistes, mais il se situaient du côté populaire de la lutte des classes du monde antique, le côté du mouvement du peuple par en bas. Apparemment, cela revient au même pour le théoricien de la social-démocratie. Nous trouvons là, dans la préhistoire de notre sujet, deux sortes de figures toutes prêtes à entrer dans le panthéon de la pensée socialiste : d'une part, des partisans d'une certaine forme de (soi-disant) collectivisme, qui étaient pourtant, sans équivoque possible, des élitistes, autoritaristes et antidémocrates, et, d'autre part, ceux qui, n'ayant rien de collectivistes, étaient engagés dans des luttes de classe pour la démocratie. Il y a donc une tendance collectiviste sans démocratie et une tendance démocratique sans collectivisme, mais rien ne vient encore combiner les deux courants. Ce n'est qu'avec Thomas Munzer, le dirigeant de l'aile gauche de la Réforme allemande, que nous trouvons la suggestion d'une telle combinaison : un mouvement social aux idées communistes (celles de Munzer) qui était en même temps engagé dans un combat populaire démocratique profondément enraciné dans les couches inférieures de la société. Thomas More en est l'exact contraire. L'écart entre ces deux contemporains se situe au cœur même de notre sujet. Utopia, de More, brosse le tableau d'une société totalement militarisée (qui rappelle davantage « 1984 » , de G. Orwell, qu'une démocratie socialiste), élitiste de bout en bout, et même esclavagiste, un cas typique de socialisme par en haut. Il n'est pas surprenant que, de ces deux « ancêtres du socialisme » qui se tiennent sur le seuil du monde moderne, l'un (More) détestait l'autre (Munzer), et soutint les bourreaux qui le mirent à mort, lui et ses partisans. Quelle était donc la situation du socialisme alors qu'il faisait ses premiers pas dans le monde? Dès le début, il se trouvait divisé entre ses deux âmes, qui étaient en guerre l'une contre l'autre. Les premiers socialistes modernes Le socialisme moderne a pris naissance, au cours du demi-siècle qui sépare la Révolution Française des révolutions de 1848, en même temps que la démocratie moderne. Mais ils ne sont pas nés collés comme des frères siamois. Au départ, ils se sont développés sur des axes séparés . Quand donc ces axes se sont-ils croisés pour la première fois ? Du naufrage de la Révolution Française ont émergé différents types de socialisme. Nous allons examiner trois des plus importants à la lumière de la question qui nous occupe. 1) Babeuf. Le premier mouvement socialiste des temps modernes fut celui que dirigea Gracchus Babeuf dans la dernière phase de la Révolution Française (la « Conspiration des Egaux »). Il était conçu comme une continuation du jacobinisme, auquel s'ajoutait une visée sociale plus conséquente : une société égalitariste communiste . C'est la première fois dans l'ère moderne que l'idée de socialisme se marie à celle de mouvement populaire - une combinaison essentielle (pour être tout-à-fait exact, cette combinaison avait été anticipée par Gerald Winstanley et les « Niveleurs », l'aile gauche de la révolution anglaise. Mais elle fut oubliée et resta stérile sur le plan historique). Cette combinaison suscite immédiatement une question critique : quelle est exactement, dans chaque cas, la relation entre cette idée socialiste et le mouvement populaire ? Ce sera la question-clé du socialisme pour les deux siècles à venir. Le mouvement populaire de masse tel que le concevaient les babouvistes a échoué : les hommes semblent avoir tourné le dos à la révolution. Malgré tout ils souffrent, et ils ont besoin du communisme. Nous en sommes conscients. La volonté révolutionnaire du peuple a été défaite par une conspiration de la droite. Nous avons besoin d'un complot de gauche pour recréer le mouvement populaire, pour redonner forme à la volonté révolutionnaire. Mais le peuple n'est plus disposé à prendre le pouvoir. Il est par conséquent nécessaire que nous prenions le pouvoir en son nom pour hisser le peuple à la hauteur de ses tâches. Cela signifie la mise en place d'une dictature temporaire, qui sera celle d'une minorité, certes. Mais ce sera une dictature éducative, dont le but sera de créer les conditions qui rendront possible, dans l'avenir, l'établissement d'un véritable contrôle démocratique (nous sommes démocrates). Ce ne sera pas une dictature du peuple, comme la Commune, encore moins une dictature du prolétariat. Il s'agit, en réalité, d'une dictature sur le peuple - avec les meilleures intentions du monde. Pendant plus d'un demi-siècle, la conception d'une dictature éducative sur le peuple demeurera le programme de la gauche révolutionnaire - avec les « trois B » (Babeuf, Buonarotti et Blanqui) et aussi, avec le bavardage anarchiste en prime, Bakounine. Le nouvel ordre sera octroyé au peuple opprimé par le révolutionnaire. Ce socialisme par en haut caractéristique est la première forme, la plus primitive, du socialisme révolutionnaire, mais il y a encore aujourd'hui des admirateurs de Castro et de Mao qui pensent que c'est le dernier cri en matière de révolution. 2) Saint-Simon. Esprit brillant, émergeant de la période révolutionnaire, il prit une direction diamétralement opposée. En même temps que Saint-Simon était motivé par une véritable horreur de la révolution et du désordre, les potentialités de l'industrie et de la science exerçaient sur lui une grande fascination. Sa vision n'a rien de commun avec ce qui touche à l'égalité, la justice, la liberté, les droits de l'homme et autres passions : il considérait seulement la modernisation, l'industrialisation et la planification, coupées de telles notions. L'industrialisation planifiée était pour lui la clé du nouveau monde , et à l'évidence les individus qui devaient mener à bien cette tâche étaient issus des oligarchies de financiers et d'hommes d'affaires, scientifiques, techniciens, entrepreneurs. Quand il ne faisait pas appel à ceux-ci, c'est vers Napoléon ou Louis XVIII qu'il se tournait pour mettre en œuvre des projets de dictature royale. Ses plans pouvaient connaître des variations, mais ils étaient tous parfaitement autoritaires, jusqu'au plus petit détail de planification. Raciste systématique et impérialiste militant, il était l'ennemi acharné des idées même de liberté et d'égalité, qu'il haïssait comme la cause de la Révolution Française. C'est seulement dans la dernière période de sa vie (1825) que, déçu par le manque de responsabilité de l'élite naturelle face à son devoir d'imposer la nouvelle oligarchie modernisatrice, il abaissa son regard vers les travailleurs. Le « Nouveau Christianisme » serait un mouvement populaire, mais son rôle serait seulement de convaincre les pouvoirs de se ranger aux conseils des planificateurs saint-simoniens. Les travailleurs devaient s'organiser - pour pousser leurs capitalistes et leurs patrons entrepreneurs à prendre le pouvoir sur les « classes oisives ». Comme concevait-il donc le lien entre la société planifiée et le mouvement populaire ? Le peuple, le mouvement, pouvait être utile comme un bélier - dans les mains de quelqu'un d'autre. L'idée de Saint-Simon était un mouvement par en bas pour fonder un socialisme par en haut. Mais le pouvoir et le contrôle devaient rester là où ils avaient toujours été : en haut. 3)Les Utopistes. Un troisième type de socialisme vit le jour dans la génération post-révolutionnaire : celui des Socialistes Utopiques proprement dits : Robert Owen, Charles Fourier, Etienne Cabet, etc. Ils firent les plans d'une colonie communautaire idéale, sortie toute faite du cerveau du leader, qui devait être financée par de riches philanthropes, sous la protection d'un pouvoir bienveillant. Owen (à bien des égards le plus sympathique d'entre eux) n'était pas moins catégorique que les autres : « Ce grand changement ... doit être accompli et sera accompli par les riches et les puissants. Personne d'autre ne peut le faire... c'est un gaspillage de temps, de talent et de moyens pécuniaires pour les pauvres que de s'opposer aux riches et aux puissants... » Il était naturellement contre la « haine de classe », la lutte des classes. Parmi ceux, nombreux, qui professaient la même foi, bien peu ont exprimé de façon aussi crue que le but de ce « socialisme » était de « gouverner ou de traiter la société dans son ensemble comme les plus évolués des médecins traitent leurs patients dans le mieux organisé des asiles de fous », avec « patience et douceur » pour les malheureux qui « sont devenus tels du fait de l'irrationalité et de l'injustice du très irrationnel système social d'aujourd'hui ». La société de Cabet comportait des élections, mais il ne pouvait y avoir de libre discussion, et l'accent était mis sur une presse contrôlée, un endoctrinement systématique et une totale uniformité comme ingrédients essentiels de la potion. Quelle était, pour ces Socialistes Utopiques, la relation entre l'idée socialiste et le mouvement populaire ? Celui-ci était le troupeau qui devait être gardé par le bon pasteur. Le socialisme par en haut n'implique pas nécessairement de cruelles intentions despotiques. Ce côté du socialisme par en haut est loin d'avoir disparu. Bien au contraire, il est si moderne qu'un écrivain contemporain comme Martin Buber, dans Les chemins de l'Utopie, réalise la prouesse de présenter les vieux Utopistes comme de grands démocrates et des « libertaires » ! Ce mythe est très répandu, et il met en évidence, encore une fois, l'extraordinaire aveuglement des écrivains et historiens socialistes quant à la profondeur de l'enracinement du socialisme par en haut comme élément dominant des deux âmes du socialisme. L'apport de Marx L'utopisme était élitiste et anti-démocratique dans l'âme parce qu'il était utopique - c'est-à-dire qu'il portait son regard vers un modèle préconçu, un rêve auquel la volonté devait donner vie. Il était par-dessus tout hostile à l'idée même de transformation de la société par en bas, par l'intervention révolutionnaire des masses en quête d'émancipation, même s'il acceptait finalement le recours aux masses comme instrument de pression sur les sommets. Dans le mouvement socialiste tel qu'il s'était développé avant Marx, à aucun moment l'idée de socialisme n'a rencontré celle de démocratie par en bas. Cette intersection, cette synthèse, sera la grande contribution de Marx. Par comparaison, Le Capital dans sa totalité est secondaire. Il fit fusionner le socialisme révolutionnaire et la démocratie révolutionnaire. C'est là qu'est le coeur du marxisme. « Voici la Loi. Le reste n'est que commentaire ». Le Manifeste Communiste de 1848 marque la prise de conscience par lui-même d'un mouvement « dont l'idée était, dès le commencement, que l'émancipation de la classe ouvrière devait être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même » (Engels). Le jeune Marx lui-même passa par le stade primitif, de la même manière que l'embryon humain passe par le stade branchial. On peut signaler qu'il réalisa l'une de ses premières immunisations en attrapant la maladie la plus répandue, l'illusion du despote sauveur. Il avait 22 ans à la mort du vieil empereur, quand sous les acclamations des libéraux Frédéric-Guillaume IV monta sur le trône, porteur de grandes attentes de réforme démocratique par en haut. Rien de tel ne se produisant, Marx ne revint jamais à cette idée, qui n'a pas cessé depuis d'ensorceler le mouvement socialiste par des espoirs en des dictateurs ou des présidents providentiels. Lorsque Marx entra en politique, il était rédacteur en chef de l'organe de l'extrême gauche démocrate libérale de la Rhénanie industrielle, et il devint bientôt le principal propagandiste de la démocratie politique intégrale en Allemagne. Le premier article qu'il publia était une polémique en faveur d'une liberté illimitée de la presse de toute censure étatique. Au moment où le gouvernement impérial obtint son renvoi, il commençait à se tourner vers les nouvelles idées socialistes en provenance de France. En devenant socialiste, ce porte-parole de la démocratie libérale avait toujours pour objectif la victoire de la démocratie - mais ce mot avait dès lors un sens plus profond. Marx fut le premier penseur et dirigeant socialiste à venir au socialisme en passant par la lutte pour la démocratie libérale. En mettant en œuvre une démarche qui, pour la première fois, faisait fusionner les idées communistes et les aspirations nouvelles à la démocratie, Marx et Engels entrèrent en conflit avec les sectes communistes existant alors, comme celle de Weitling, qui rêvait d'une dictature messianique. Avant de rejoindre le groupe qui devait devenir la Ligue Communiste (pour laquelle ils rédigèrent le Manifeste Communiste), ils stipulaient que l'organisation devait passer de la conspiration élitiste à l’ancienne à un groupe de propagande au grand jour, que « tout ce qui pouvait conduire à un autoritarisme superstitieux devait être éliminé des règles », que le comité de direction devait être élu par tous les membres, en opposition avec la tradition des « décisions par en haut ». Ils conquirent bientôt la Ligue à leur nouvelle façon de voir et, dans un journal publié en 1847, quelques mois seulement avant le Manifeste Communiste, le groupe annonçait : Nous ne sommes pas de ces communistes qui cherchent à détruire la liberté individuelle, qui veulent transformer le monde en une énorme caserne ou une énorme maison de pauvres. Il y a certainement des communistes qui, la conscience tranquille, refusent de lutter pour la liberté individuelle et voudraient l'éliminer du monde parce qu'ils la considèrent comme un obstacle à l'harmonie universelle. Mais nous n'avons aucun désir d'échanger la liberté contre l'égalité. Nous sommes convaincus (...) que dans aucun ordre social la liberté ne sera aussi bien garantie que dans une société basée sur la propriété commune... (mettons-nous) au travail pour fonder un Etat démocratique dans lequel chaque parti serait à même, que ce soit par la parole ou par l'écrit, de gagner une majorité à ses idées... Le Manifeste Communiste, qui est sorti de ces discussions, proclamait que l'objectif premier de la révolution était de « gagner la bataille de la démocratie ». Lorsque, deux ans plus tard, après le déclin des révolutions de 1848, la Ligue Communiste scissionna, ce fut en opposition, encore une fois, avec le « communisme sommaire » qu'est le putschisme, qui envisageait de substituer des groupes déterminés de révolutionnaires au réel mouvement de masse d'une classe ouvrière éduquée par l'avant-garde. Marx leur dit alors : La minorité ... fait de la seule volonté la force motrice de la révolution, et la substitue aux rapports réels. Alors que nous disons aux travailleurs : « vous devez traverser 10 ou 20 ou 50 années de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement afin de changer les conditions existantes, mais aussi pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique » , de votre côté, vous dites à ces mêmes travailleurs : « nous devons prendre le pouvoir tout de suite, ou alors nous ferions mieux d'aller nous coucher ». « Pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique » : tel est le programme que Marx assigne au mouvement de la classe ouvrière, à la fois contre ceux qui disent que les travailleurs peuvent prendre le pouvoir du jour au lendemain, et contre ceux qui disent qu'ils ne le prendront jamais. C'est ainsi qu'est né le marxisme, dans un combat conscient contre les avocats de la dictature éducative, les dictateurs-sauveurs, les élites révolutionnaires, les communistes autoritaires aussi bien que les philanthropes bien intentionnés et les bourgeois libéraux. C'était ça le marxisme de Marx, pas la monstruosité caricaturale qui porte cette étiquette à la fois chez les professeurs bourgeois - qui tremblent devant l'esprit d'opposition révolutionnaire sans compromis à l'ordre capitaliste - et chez les staliniens et néo-staliniens, qui doivent dissimuler le fait que Marx n'a jamais cessé de faire la guerre à leurs semblables. « C'est Marx le premier qui riva ensemble les deux idées de socialisme et de démocratie » parce qu'il développa une théorie qui rendait la synthèse possible pour la première fois (la citation provient de l'autobiographie de H.G. Wells; inventeur d'une des plus rébarbatives utopies du socialisme par en haut de toute la littérature - Wells s'emploie ici à dénoncer Marx pour l'étape historique qu'il a franchie). Au centre de la théorie se trouve l'affirmation qu'il y a une majorité sociale qui a intérêt à changer le système et qui est motivée pour le faire, et que le but du socialisme peut être l'éducation et la mobilisation de cette majorité massive. C'est de la classe exploitée, de la classe travailleuse, que vient en dernière analyse la force motrice de la révolution . Par conséquent un socialisme par en bas est possible, sur la base d'une théorie qui rend compte des potentialités révolutionnaires des masses, même si à certains moments elles peuvent paraître arriérées. Le Capital, après tout, n'est pas autre chose que la démonstration des bases économiques de cette proposition. C'est seulement une théorie d'un socialisme de la classe ouvrière qui rend possible la fusion entre le socialisme révolutionnaire et la démocratie révolutionnaire. Lorsque nous disons cela, nous n'exprimons pas la conviction que notre foi est justifiée, nous insistons simplement sur l'alternative suivante : tous les socialistes ou prétendus réformateurs qui la répudient finissent toujours par embrasser une forme de socialisme par en haut, qu'il soit de la variété réformiste, utopiste, bureaucratique, stalinienne, maoïste ou castriste. Il n'existe pas d'exceptions. Cinq ans avant le Manifeste Communiste, un jeune homme de 23 ans, récemment gagné aux idées socialistes, écrivait encore, dans la vieille tradition élitiste : « Nous ne pouvons recruter nos membres que parmi les classes qui ont reçu une bonne éducation, à savoir les classes universitaires et commerciales... » Le jeune Engels (c'était lui) devait faire de rapides progrès. Mais cette vision dépassée est toujours présente aujourd'hui. Le mythe de l'anarchisme « libertaire » L'un des autoritaristes les plus conséquents dans l'histoire des idées révolutionnaires est le « père de l'anarchisme » lui-même, Pierre-Joseph Proudhon, dont le nom est régulièrement cité comme celui d'un grand « libertaire », sans doute à cause de sa laborieuse répétition du mot « liberté » et de ses invocations à la « révolution par en bas ». Certains sont prêts à lui pardonner son antisémitisme véritablement hitlérien (« le juif est l'ennemi de l'humanité. Il est nécessaire de renvoyer cette race en Asie, ou de l'exterminer »), ainsi que son racisme de principe (il considérait qu'il était juste que le Sud américain maintînt les noirs en esclavage, car ils étaient la forme la plus basse des races inférieures), ou sa glorification de la guerre en tant que telle (exactement dans le style de Mussolini), ou son opinion que les femmes n'avaient aucun droit : « Je lui dénie tout droit politique et toute initiative. Car la liberté et le bien-être de la femme ne peuvent exister que dans le mariage, la maternité et les tâches ménagères » - en gros, le Kinder-Kirche-Küche (enfants-église-cuisine) des nazis. Mais il n'est pas possible d'accepter son opposition violente, non seulement au syndicalisme, mais aussi au droit de grève (il allait jusqu'à approuver les policiers briseurs de grèves), à toute idée de droit de vote, de suffrage universel, de souveraineté populaire, ou à l'idée même de constitution (« Toute cette démocratie me dégoûte ... Que ne donnerais-je pour fendre cette foule de mes poings fermés ! »). Ses notes sur la société idéale comportent notamment la suppression de tout groupe autre que le sien, de toute réunion publique de plus de 20 personnes, de la liberté de la presse et des élections ; dans les mêmes notes, il appelle de ses vœux une « inquisition générale », et la condamnation de « plusieurs millions de personnes » aux travaux forcés - « une fois que la révolution sera faite ». Ce qui se cachait derrière tout cela était un féroce mépris des masses - le fondement nécessaire du socialisme par en haut, autant que son contraire était la base du marxisme. Les masses sont corrompues et incurables (« Je vénère l'humanité, mais je crache sur les hommes »). Ils ne sont que « des sauvages... qu'il est de notre devoir de civiliser, et sans faire d'eux notre souverain », écrivait-il à un ami avec lequel il polémiquait, ajoutant avec mépris: « Tu crois encore dans le peuple ». Le progrès ne peut venir que de la domination d'une élite, qui prend bien soin de n'accorder au peuple aucune souveraineté. A plusieurs reprises, il se tourna vers un despote considéré comme le dictateur qui ferait triompher la révolution : Louis Bonaparte (il écrivit en 1852 un livre dans lequel il présentait Napoléon III comme porteur des espoirs de la révolution), le prince Jérôme Bonaparte, et, pour finir, le tsar Alexandre II (« N'oubliez pas que le despotisme du tsar est nécessaire à la civilisation »). Il y avait bien évidemment au poste de dictateur un candidat plus immédiat : lui-même. Il élabora un programme détaillé d'activité « mutualiste », coopérative dans la forme, qui devait se développer en englobant toute l'activité et l'Etat. Dans ses notes, Proudhon se désigne lui-même comme directeur en chef, naturellement non soumis à ce contrôle démocratique qu'il méprisait tant. Il prit soin de régler certains détails à l'avance : « Faites un programme secret pour tous les directeurs : élimination définitive de la royauté, de la démocratie, des propriétaires, de la religion (etc.) ». Les directeurs sont les représentants naturels du pays. Les ministres sont seulement des directeurs supérieurs ou directeurs généraux, comme je le serai un jour... Quand nous serons les maîtres, la religion sera ce que nous voudrons qu'elle soit ; de même l'éducation, la philosophie, la justice, l'administration et le gouvernement. Le lecteur, qui est peut être plein des illusions courantes sur l'anarchisme « libertaire », demandera : n'était-il donc pas sincère dans son grand amour de la liberté ? Si, assurément. Il est seulement nécessaire de comprendre ce que signifie la « liberté » anarchiste. Proudhon écrit : « Le principe de liberté est celui de l'abbaye de Thélème (dans Rabelais - N.D.T.) : fais ce que voudras ! » et ce principe signifiait : « Tout homme qui ne peut pas faire ce qu'il veut a le droit de se révolter, même seul, contre le gouvernement, même si le gouvernement est constitué par tous les autres ». Le seul homme qui peut jouir d'une telle liberté est le tyran ; voilà le sens de la brillante introspection du Chigalev de Dostoïevsky : « En partant d'une liberté illimitée, j'arrive au despotisme illimité ». C'est la même histoire avec le second « père de l'anarchisme », Bakounine, dont les plans de dictature et de suppression de tout contrôle démocratique sont mieux connus que ceux de Proudhon. La raison fondamentale est la même : l'anarchisme ne s’intéresse aucunement à la mise en place d'un contrôle démocratique par en bas, mais seulement à la destruction de l' « autorité » sur l'individu, y compris l'autorité de la démocratie la plus large qu'on puisse imaginer. Cela a été exposé clairement, et à plusieurs reprises, par des représentants autorisés de l'anarchisme, par exemple par George Woodcock : « Même si la démocratie était possible, les anarchistes n'en seraient pas partisans... Les anarchistes ne sont pas les avocats de la liberté politique. Ce qu'ils veulent, c'est la libération de la politique... » L'anarchisme est en principe violemment antidémocratique, puisqu'une autorité, même idéalement démocratique, reste une autorité. Mais ainsi, en rejetant la démocratie, il ne propose pas d'autre moyen de résoudre les conflits et les divergences, inévitables entre les habitants de Thélème, sa liberté illimitée pour chaque individu émancipé de tout contrôle étant impossible à distinguer du despotisme illimité exercé par le même individu, en théorie aussi bien qu'en pratique. Le grand problème de notre époque est la réalisation du contrôle démocratique par en bas sur les énormes pouvoirs de l'autorité sociale moderne. L'anarchisme, qui est dans sa phraséologie tout-à-fait libéré du « par en bas », rejette ce but. C'est le revers de la médaille du despotisme bureaucratique, les valeurs étant inversées, mais non la solution de l'alternative. Lassalle et le socialisme d'Etat On prétend souvent que le modèle par excellence de la social démocratie moderne, le SPD allemand, s'est constitué sur une base marxiste. Il s'agit là d'un mythe, parmi tant d'autres dans l'histoire du socialisme. L'influence de Marx y était forte, y compris pendant un temps sur certains dirigeants, mais la politique qui avait fini par déterminer de façon décisive l'orientation du parti provenait en réalité de deux autres sources. L'une d'entre elles était représentée par Lassalle, qui fonda en 1863 le socialisme allemand comme mouvement organisé. L'autre était constituée par les Fabiens britanniques, qui ont inspiré le « révisionnisme » de Bernstein. Ferdinand Lassalle était le prototype du socialiste d'Etat - c'est-à-dire qu'il visait à ce que le socialisme soit réalisé par l'Etat existant. Il n'était pas le premier à l'exprimer (Louis Blanc l'avait fait avant lui)), mais pour lui l'Etat en place était celui du Kaiser et de Bismarck. L'Etat, expliquait Lassalle aux ouvriers, « réalisera pour chacun d'entre nous ce qu'aucun de nous ne peut faire pour lui-même ». Marx enseignait exactement le contraire : la classe ouvrière devait réaliser elle-même son émancipation en même temps qu'elle détruirait l'Etat existant. Bernstein avait raison quand il disait que Lassalle « vouait un véritable culte » à l'Etat. « Le feu immémorial des vestales de toute civilisation, l'Etat, est ce que je défends avec vous contre ces barbares modernes (les bourgeois libéraux) », proclama Lassalle devant un tribunal prussien. Cela faisait de Marx et de Lassalle des « adversaires fondamentaux », comme le remarque Footman dans sa biographie de Lassalle, où il met à nu son prussianisme, son nationalisme, son impérialisme prussien. Lassalle donna au premier mouvement socialiste allemand la forme de sa dictature personnelle. En pleine conscience, il s'employa à la construire comme un mouvement par en bas pour réaliser un socialisme par en haut (rappelez-vous le « bélier » de Saint-Simon). Le but était de convaincre Bismarck de faire des concessions - en particulier le suffrage universel, sur la base duquel un mouvement parlementaire, dirigé par Lassalle, pourrait devenir un allié de masse de l'Etat bismarckien dans une coalition contre la bourgeoisie libérale. Dans ce but, Lassalle alla jusqu'à négocier avec le « Chancelier de Fer ». Lui adressant les statuts dictatoriaux de son organisation comme « la constitution de mon royaume, que peut-être vous m'envierez », Lassalle ajoutait : Mais cette miniature ne suffira pas à montrer à quel point il est vrai que la classe ouvrière ressent une attirance instinctive pour la dictature, si elle peut être convenablement persuadée que cette dictature sera exercée dans son intérêt ; et à quel point, malgré toutes les opinions républicaines - ou plutôt précisément à cause d'elles - elle serait par conséquent encline, comme je vous le disais récemment, à considérer la Couronne, à l'inverse de l'égoïsme de la société bourgeoise, comme le représentant naturel de la dictature sociale, si la Couronne pour sa part pouvait se décider à la démarche - certainement tout-à-fait improbable - de mettre en œuvre une ligne vraiment révolutionnaire, et de se transformer, de la monarchie des ordres privilégiés, en une monarchie du peuple, sociale et révolutionnaire. Bien que cette lettre secrète n'ait pas été connue à l'époque, Marx avait parfaitement compris la nature du Lassallisme. Il jeta au visage de Lassalle qu'il était un « bonapartiste » et écrivit avec lucidité que « son attitude était celle d'un futur dictateur des travailleurs ». Il appela la tendance de Lassalle le « socialisme du gouvernement royal de Prusse », dénonçant son « alliance avec l'opposition absolutiste et féodale contre la bourgeoisie ». « A la place du processus révolutionnaire de transformation de la société », écrivait Marx, Lassalle voit le socialisme se créer « à partir de « l’aide d'Etat » qui est octroyée aux sociétés coopératives de producteurs et que l'Etat, non pas le travailleur, met en œuvre ». Marx, railleur, ajoute : « Mais en ce qui concerne les présentes sociétés coopératives, elles ont une valeur seulement si elles sont des créations indépendantes des travailleurs, et non des protégés du gouvernement ou de la bourgeoisie ». Nous avons là une définition classique du mot indépendant qui est la clef de voûte du socialisme par en bas opposé au socialisme d'Etat. Il existe un exemple instructif de ce qui se passe quand un antimarxiste américain du type académique aborde cet aspect de Marx. Démocratie et marxisme, de Mayo (révisé plus tard sous le titre Introduction à la théorie marxiste) démontre adroitement que le marxisme est antidémocratique essentiellement par l'expédient qui consiste à le définir comme « l'orthodoxie de Moscou ». Mais il semble au moins avoir lu Marx et s'être rendu compte que nulle part, dans des milliers de pages et une longue vie, Marx ne se montre soucieux de plus de pouvoir pour l'Etat - c'est plutôt le contraire. Marx, réalise-t-il, n'était pas un « étatiste » : La critique populaire dirigée contre le marxisme consiste à dire qu'il tend à dégénérer vers une forme d' « étatisme ». A première vue la critique paraît mal ciblée, car la vertu des théories politiques de Marx... est l’absence totale en elles d'une quelconque glorification de l'Etat. Cette découverte est un défi non négligeable aux détracteurs de Marx, qui évidemment savent à l'avance que le marxisme doit glorifier l'Etat. Mayo résout la difficulté par deux considérations : 1) « l'étatisme est implicite dans le recours à la planification totale... », et 2) « regardez la Russie ». Mais Marx n'a jamais fétichisé la « planification totale ». Il a été si souvent dénoncé (par d'autres critiques marxistes) pour avoir négligé de tirer des plans pour le socialisme, précisément parce qu'il réagissait violemment contre le « planisme » utopique, ou planisme par en haut, de ses prédécesseurs. Le « planisme » est précisément la conception du socialisme que Marx souhaitait détruire. Le socialisme doit impliquer la planification, mais la « planification totale » n'est pas égale au socialisme - de la même manière que n'importe quel imbécile peut être professeur mais que tout professeur n'est pas forcément un imbécile. Le modèle fabien En Allemagne, derrière la silhouette de Lassalle, émergent toute une série de « socialismes » qui prennent une direction intéressante. Les soi-disant socialistes académiques (« socialistes de la chaire » - « Kathedersozialisten » - un courant d'académiques institutionnels) louchaient du côté de Bismarck plus ouvertement que Lassalle, mais leur conception du socialisme d'Etat n'était pas, en principe, étrangère à la sienne. A ceci près que Lassalle recourait à l'expédient hasardeux d'en appeler à un mouvement par en bas pour réaliser son but - hasardeux parce qu'une fois mis en marche, il pouvait, comme il l'a fait plus d'une fois, échapper à tout contrôle. Bismarck lui-même n'hésitait pas à présenter sa politique économique paternaliste comme une espèce de socialisme, et des livres ont été écrits sur le « socialisme monarchique », le « socialisme d'Etat bismarckien », etc. Plus ancré à droite, nous trouvons ensuite le « socialisme » de Friedrich List, un crypto-nazi, pour arriver à ces régions où une variante anticapitaliste de l'antisémitisme (Dühring, A. Wagner, etc.) a formé la base du mouvement qui s'est appelé lui même « socialiste » sous la direction d'Adolf Hitler. Le fil conducteur de tout cet ensemble, au-delà des différences, est la conception que le socialisme est seulement équivalent à l'intervention de l'Etat dans la vie économique et sociale. « Staat, greif zu! » (« Etat, prends les choses en mains! » s'écriait Lassalle. C'est là le seul socialisme qu'ils ont en commun. C'est pourquoi Schumpeter a raison quand il observe que le jumeau britannique du socialisme d'Etat allemand est le fabianisme, le socialisme de Sidney Webb. Les Fabiens (qu'il serait plus exact d'appeler Webbiens) sont dans l'histoire de l'idée socialiste le courant moderne qui s'est développé dans le plus complet divorce du marxisme, celui qui lui est le plus étranger. C'était un réformisme social-démocrate chimiquement pur, ou presque, particulièrement à la veille de la montée du mouvement de masse travailliste et socialiste en Grande Bretagne, qu'il ne voulait pas aider à construire et qu'il n'aida pas (malgré un mythe répandu prétendant le contraire). C'est par conséquent un creuset très important, à la différence de la plupart des autres courants réformistes qui ont payé leur tribut au marxisme en adoptant une partie de son langage - pour mieux déformer sa substance. Les Fabiens, petits-bourgeois dans leur composition et dans leurs idéaux, n'étaient pas du tout partisans de construire un mouvement de masse, fut-il fabien. Ils se considéraient comme une petite élite de cerveaux qui devaient infiltrer les institutions de la société, influencer les dirigeants réels dans toutes les sphères, conservateurs ou libéraux, et guider le développement social vers son but collectiviste avec « l'inexorabilité de la gradualité ». Comme leur conception du socialisme s'exprimait purement en termes d'intervention étatique (nationale ou locale) et que leur théorie disait que le capitalisme était collectivisé petit à petit tous les jours et devait continuer dans cette voie, leur fonction se limitait à accélérer le processus. La Société Fabienne se donna en 1884 le rôle de poisson-pilote d'un requin. Au début, le requin était le Parti Libéral. Mais l'infiltration du Parti Libéral ayant échoué lamentablement, et les travailleurs ayant finalement constitué leur propre parti de classe en dépit des Fabiens, le poisson-pilote alla tout simplement s'y attacher. Il n'existe sans doute pas de tendance socialiste à avoir aussi systématiquement et consciemment élaboré sa théorie comme un socialisme par en haut. La nature de ce mouvement fut reconnue dès le début, même si elle devait par la suite être obscurcie par l'assimilation du fabianisme au sein du réformisme travailliste. Les socialistes chrétiens, dominants dans la Fabian Society, attaquèrent un jour Webb en le traitant de « collectiviste bureaucratique » (peut-être la première utilisation de ce terme). Le livre, célèbre à l'époque (1912) de Hilaire Belloc L'Etat servile fut essentiellement inspiré par l'exemple de Webb dont l'idéal « collectiviste » était fondamentalement bureaucratique. G.D.H. Cole se souvient que « les Webb, à cette époque, aimaient à répéter que quelqu'un qui était actif en politique était soit un « A », soit un « B » - un anarchiste ou un bureaucrate - et qu'eux étaient des « B ». Ces caractérisations sont impuissantes à évoquer dans toute sa saveur ce collectivisme webbien qu'était le fabianisme. Il était de bout en bout dirigiste, technocratique, élitiste, autoritaire, « planiste ». Webb affectionnait l'expression « tirer les ficelles » (« wirepulling »), à quoi se résumait, pour lui, la politique. Une publication fabienne écrivit qu'ils souhaitaient être « les jésuites du socialisme ». Leur évangile était : ordre et efficacité. Le peuple, que l'on devait traiter avec bonté, n'était fait que pour être dirigé par des experts. La lutte des classes, la révolution et les troubles sociaux étaient de la folie pure. Dans Le fabianisme et l'Empire, l'impérialisme était soutenu et glorifié. Si le mouvement socialiste a jamais développé une tendance collectiviste bureaucratique, c'est bien à ce moment-là. « On peut croire que le socialisme est un mouvement par en bas, un mouvement de classe », écrivait un porte-parole du fabianisme, Sidney Ball, pour détromper bientôt le lecteur. Mais désormais les socialistes « approchent le problème du point de vue des scientifiques plutôt que du peuple ; ce sont des théoriciens issus de la classe moyenne », se vantait-il, et il poursuivait en expliquant qu'il y avait « une rupture claire entre le socialisme de la rue et le socialisme de la chaire ». La conséquence, bien que souvent minimisée, est connue. En même temps que le fabianisme, comme tendance spécifique, en venait à se dissoudre dans le courant global du réformisme travailliste en 1918, les dirigeants fabiens, eux, prenaient une autre direction. Sidney et Beatrice Webb, qui formaient avec G. Bernard Shaw le trio dirigeant, devinrent des supporters conséquents du totalitarisme stalinien dans les années 30. Plus tôt encore, Shaw, qui pensait que le socialisme avait besoin d'un surhomme, en avait trouvé plus d'un. Il considéra tour à tour Mussolini et Hitler comme les despotes bienveillants qui devaient apporter le socialisme à la plèbe des Yahoos (peuple très arriéré dans Les voyages de Gulliver - N.D.T.), et ne fut déçu que lorsqu'il vit qu'ils n'avaient pas réellement l'intention d'abolir le capitalisme. En 1931, Shaw proclama, après un voyage en Russie, que le régime de Staline était vraiment le fabianisme mis en pratique. Les Webb allèrent à leur tour à Moscou, et rencontrèrent Dieu. Dans leur livre Le communisme soviétique : une nouvelle civilisation, ils apportèrent la preuve (à partir de documents moscovites et de proclamations de Staline, analysés avec le plus grand soin) que la Russie était la plus grande démocratie du monde ; que Staline n'était pas un dictateur; que l'égalité de tous régnait ; que la dictature du parti unique était indispensable ; que le Parti Communiste était une élite qui apporterait la civilisation aux Slaves et aux Mongols (mais pas aux Anglais). De toutes façons, la démocratie politique avait échoué lamentablement à l'Ouest, et il n'y avait aucune raison pour que les partis politiques continuent à exister à notre époque... Ils soutinrent loyalement Staline lors des Procès de Moscou et du Pacte Hitler-Staline, sans manifester la moindre défaillance, et à leur mort ils étaient plus staliniens inconditionnels qu'un membre du Politburo. Comme Shaw l'avait expliqué, les Webb n'avaient que mépris pour la révolution russe en elle-même, mais « les Webb attendirent que les destructions et les ruines du changement aient pris fin, ses erreurs terminées, et l'Etat communiste bien installé », autrement dit ils attendirent que les masses révolutionnaires aient été paralysées par une camisole de force bureaucratique, les dirigeants de la révolution éliminés, la tranquillité efficace de la dictature bien installée sur la scène, la contre-révolution fermement établie, pour proclamer que c'était l'idéal. S'agit-il d'une énorme incompréhension, d'une erreur grossière ? Ou n'avaient-ils pas raison de penser qu'il s'agissait vraiment du « socialisme » qui correspondait à leur idéologie, à quelques gouttes de sang près ? Les oscillations du fabianisme, de l'influence petite-bourgeoise au stalinisme, étaient enracinées dans le socialisme par en haut. Si nous jetons un coup d’œil aux décennies qui ont précédé le tournant du siècle, dans lesquelles le fabianisme a vu le jour, on peut y apercevoir une autre figure, qui est l'antithèse des Webb : la personnalité dirigeante du socialisme révolutionnaire de cette période, le poète et artiste William Morris, qui devint socialiste et marxiste à l'approche de la cinquantaine. Les écrits de Morris sur le socialisme respirent par tous leurs pores l'esprit du socialisme par en bas, comme chaque ligne de Webb en est le contraire. Cela apparaît le plus clairement dans son offensive hardie contre le fabianisme (pour les bonnes raisons), son dégoût du « marxisme » de la version anglaise de Lassalle, le dictatorial H.M. Hyndman, sa dénonciation du socialisme d'Etat, et sa répugnance pour l'utopie collectiviste bureaucratique exprimée par Bellamy dans Regards en arrière (ce dernier lui inspira la remarque suivante: « S'ils voulaient m'embrigader dans un régiment de travailleurs, je me bornerais à me coucher sur le dos et à donner des coups de pieds »). Les écrits socialistes de Morris sont tout imprégnés de l'accent qu'il mettait sur tous les aspects de la lutte des classes au quotidien ; et pour ce qui est de l'avenir socialiste, ses Nouvelles de nulle part sont l'antithèse directe du livre de Bellamy. Il proclamait : Les individus ne peuvent pas se soulager des affaires de la vie en les transférant sur les épaules d'une abstraction appelée Etat, mais ils doivent les confronter en association constante les uns avec les autres... La variété de la vie est, autant que l'égalité de condition, un des buts du vrai communisme, et... seule l'union des deux peut apporter la vraie liberté. « Même certains socialistes », écrivait-il, « sont capables de confondre l'organisation coopérative à laquelle tend toute la vie moderne avec le socialisme lui-même ». Ce qui signifie « le danger que la communauté ne sombre dans la bureaucratie ». Il exprimait ainsi sa peur de l'avènement d'une « bureaucratie collectiviste ». Dans sa violente réaction contre le socialisme d'Etat et le réformisme, il régressa dans l'antiparlementarisme, mais ne tomba pas dans le piège anarchiste : ... les gens devront s'associer dans l'administration, et parfois il y aura des divergences d'opinion... Que doit-on faire? Quel parti doit céder? Nos amis anarchistes disent que la force ne doit pas revenir à la majorité. Et pourquoi donc? Y aurait-il un droit divin de la minorité ? Ces lignes vont beaucoup plus au coeur de l'anarchisme que l'opinion courante selon laquelle l'anarchisme est trop idéaliste. William Morris contre Sidney Webb : cela peut être le résumé de ce chapitre. La façade « révisionniste » Edouard Bernstein, le théoricien du « révisionnisme » social-démocrate, trouva ses prémices dans le fabiani |
| | Posté le 12-06-2009 à 19:09:56
| La façade « révisionniste » Edouard Bernstein, le théoricien du « révisionnisme » social-démocrate, trouva ses prémices dans le fabianisme, qui l'avait fortement influencé pendant son exil londonien. Il n'a pas inventé la politique réformiste en 1896, il s'en est seulement fait le porte-parole théorique (le dirigeant de la bureaucratie du parti préférait moins de théorie : « On ne le dit pas, on le fait », disait-il à Bernstein, signifiant par là que la politique de la social-démocratie allemande avait été purgée du marxisme bien avant que ses théoriciens ne justifient le tournant). Mais Bernstein n'a pas « révisé » le marxisme. Son rôle a été de le déraciner en prétendant qu'il élaguait les branches mortes. Les fabiens ne s'étaient pas donné cette peine, mais en Allemagne il n'était pas possible de liquider le marxisme par une attaque frontale. Le retour au socialisme par en haut (« die alte Scheisse » : « le vieux fatras » devait être présenté comme une « modernisation », une « révision ». Comme pour les fabiens, le « révisionnisme » puisait son socialisme dans la collectivisation inévitable du capitalisme. Il voyait le mouvement vers le socialisme comme la somme des tendances collectivistes immanentes du capitalisme. Il aspirait à « l'auto-socialisation » du capitalisme par en haut, à l'aide des institutions de l'Etat en place. L'équation étatisation = socialisme n'est pas une invention du stalinisme. Elle a été systématisée par les fabiano-révisionnistes, courant socialiste étatique du réformisme social démocrate. La plupart des théories contemporaines qui affirment que le socialisme est dépassé parce que le capitalisme n'existe plus peuvent aussi être trouvées dans les écrits de Bernstein. Il était « absurde » d'appeler capitaliste l'Allemagne weimarienne du fait des contrôles exercés par l'Etat sur les capitalistes. Si nous suivons Bernstein, il apparaît que l'Etat nazi était encore plus anticapitaliste, comme il le proclamait du reste lui-même. La transformation du socialisme en collectivisme bureaucratique est présente de façon implicite dans les attaques de Bernstein contre la démocratie ouvrière. Dénonçant l'idée de contrôle ouvrier sur l'industrie, il en vient à redéfinir la démocratie. Est-elle un « gouvernement par le peuple » ? Ainsi la notion de démocratie des travailleurs comme condition sine qua non du socialisme est bonne à jeter, comme dans les brillantes redéfinitions de la démocratie en usage dans les académies communistes. Même la liberté politique et les institutions représentatives ont été rejetées : un résultat théorique d'autant plus impressionnant que Bernstein n'était pas personnellement antidémocrate, comme Lassalle ou Shaw. C'était la théorie du socialisme par en haut qui avait besoin de ces formulations. Bernstein n'est pas seulement le théoricien social-démocrate de l'équation étatisation = socialisme, mais aussi celui de la séparation du socialisme et de la démocratie ouvrière. Il était donc logique que Bernstein en vint à la conclusion que l'hostilité de Marx pour l'Etat était « anarchisante » et que Lassalle avait raison d'en appeler à l'Etat pour mettre en œuvre le socialisme. « Le corps administratif apparent de l'avenir ne pourra être différent de l'Etat d'aujourd'hui que dans la nuance », écrivait Bernstein ; le « dépérissement de l'Etat » n'est pas autre chose qu'une utopie, même sous le socialisme. Lui, au contraire, était tout-à-fait pratique : lorsque l'Etat non dépérissant du Kaiser se lança dans la ruée impérialiste vers les colonies, Bernstein devint instantanément un partisan du colonialisme et de la Mission de l'Homme Blanc : « seul un droit conditionnel peut être reconnu aux sauvages sur la terre qu'ils occupent ; en dernière analyse, la civilisation la plus avancée y possède un droit supérieur ». Il y a un violent contraste entre la vision bernsteinienne des voies vers le socialisme et celle de Marx. L'image de ce dernier « est celle d'une armée, qui force son chemin vers l'avant à travers des détours, s'arrête pour contempler l'objectif - l'avenir, qui ne peut être atteint qu'en traversant une mer, une mer rouge comme certains l'ont dit ». A l'inverse, la vision de Bernstein n'était pas rouge mais rosâtre. La lutte des classes se radoucit et tend vers l'harmonie lorsqu'un Etat bienveillant transforme les bourgeois en bons bureaucrates. Mais ce n'est pas comme ça que ça s'est passé - quand la social-démocratie bernsteinisée, d'abord fusilla la gauche révolutionnaire en 1919, et ensuite, réinstallant la bourgeoisie non régénérée et l'armée au pouvoir, contribua à livrer l'Allemagne à la terreur fasciste. Si Bernstein était le théoricien de l'identification du collectivisme bureaucratique au socialisme, c'est l'aile gauche du mouvement allemand, qui lui était opposée, qui se fit dans la Deuxième Internationale le porte-parole d'un socialisme par en bas démocratique et révolutionnaire. Ce fut Rosa Luxemburg, qui mit tant de foi et d'espérance dans la lutte spontanée d'une classe ouvrière indépendante, que les fabricants de mythes ont inventé pour elle une « théorie de la spontanéité » qu'elle n'a jamais défendue, une théorie dans laquelle le « spontanéisme » est opposé au « dirigisme ». Dans son propre mouvement, elle combattit avec énergie les élitistes « révolutionnaires » qui redécouvraient la théorie de la dictature éducative sur les travailleurs (elle est découverte à chaque génération comme la « nouveauté » par excellence) et écrivit : « Sans la volonté consciente et l'action consciente de la majorité du prolétariat il ne peut y avoir de socialisme... (Nous) n'assumerons jamais l'autorité gouvernementale en dehors d'une volonté claire et sans ambiguïté de la vaste majorité de la classe ouvrière allemande... » Et son célèbre aphorisme : « Les erreurs commises par un mouvement ouvrier authentiquement révolutionnaire sont bien plus fructueuses et historiquement importantes que l'infaillibilité du meilleur comité central ». Rosa Luxemburg contre Edouard Bernstein : c'était le volet allemand de notre histoire. La scène 100% américaine A la source du « socialisme indigène » américain le tableau est le même, en pire. Si nous laissons de côté le « socialisme allemand » d'importation (lassallien avec des ornements empruntés au marxisme) qui est celui du vieux Socialist Labour Party, la personnalité dominante est incontestablement celle d'Edward Bellamy avec son Regards en arrière (1887). Juste avant lui, nous trouvons Laurence Gronlund, aujourd'hui oublié, dont le livre Communauté coopérative (1884) exerça en son temps une grande influence et se vendit à plus de 100.000 exemplaires. Gronlund est à ce point au goût du jour qu'il ne prétend pas rejeter la démocratie - il se borne à la « redéfinir » comme une « administration par les compétences » opposée au « gouvernement par des majorités », ajoutant la modeste proposition d'éliminer tout gouvernement représentatif en même temps que tout parti politique. Tout ce que « les gens » veulent, explique-t-il, c'est « une administration - une bonne administration ». Ils devraient trouver « les bons dirigeants » et ensuite « consentir à leur confier la totalité de leur pouvoir collectif ». Le gouvernement représentatif sera remplacé par le plébiscite. S'il est tellement persuadé que ce système sera efficace, c'est qu'il fonctionne très bien dans la hiérarchie de l'Eglise Catholique. Naturellement il rejette l’idée horrible de lutte des classes. Les travailleurs sont incapables d'auto-émancipation, et il dénonce en particulier la célèbre formulation par Marx de son premier principe. Les Yahoos seraient émancipés par une élite de « compétents » issus de l'intelligentsia ; sur quoi il s'employa à organiser des étudiants dans une fraternité secrète de conspirateurs socialistes américains. L'utopie socialiste de Bellamy, telle qu’il l’expose dans Regards en arrière, est expressément copiée sur l’armée, considérée comme une forme idéale d’organisation sociale - régimentée, dirigée hiérarchiquement par une élite, organisée du haut vers le bas, avec pour but suprême la communauté douillette de la ruche. Il représente la transition comme se faisant par la concentration de la société en une seule grande entreprise, un seul capitaliste - l'Etat. Le suffrage universel est aboli, toutes les organisations de base éliminées, les décisions sont prises en haut par des technocrates administratifs. L'un de ses partisans décrivit ce « socialisme à l'américaine » de la façon suivante : « Son idée sociale est un système industriel impeccablement organisé qui, du fait de la parfaite coordination de ses rouages, fonctionnera avec un minimum de frictions et un maximum de richesse et de loisirs pour tous ». Comme chez les anarchistes, la solution imaginaire de Bellamy au problème fondamental de l'organisation sociale - comment résoudre les divergences d'idées et d'intérêts entre les hommes - consiste à partir du principe que l’élite sera d'une sagesse surhumaine et incapable d’injustice (en gros, la même chose que le mythe stalinien de l’infaillibilité du parti), le nœud de la question étant que toute préoccupation d'un contrôle démocratique par en bas est dépourvue de nécessité. Ce contrôle est pour Bellamy impensable, parce que les masses, les travailleurs, sont tout simplement un monstre dangereux, une horde barbare. Le mouvement bellamyste - qui se proclamait « nationaliste » et se voulait au départ tout aussi antisocialiste qu’anticapitaliste - fut systématiquement organisé, comme les fabiens, sur la base des aspirations de la petite bourgeoisie. Voilà pour les célèbres éducateurs de la fraction « indigène » du socialisme américain, dont les conceptions se sont répercutées dans les secteurs marxistes et non marxistes du mouvement socialiste jusqu'au XXème siècle, avec un retour des « Clubs Bellamy » jusque dans les années 30, lorsque John Dewey fit l'éloge de Regards en arrière en le présentant comme « l'idéal américain de démocratie ». La « technocratie », qui révèle déjà des aspects ouvertement fascistes, était d'un côté la descendante en ligne directe de cette tradition. Si l'on veut se rendre compte à quel point la séparation est mince entre une chose qu'on appelle socialisme et une autre chose qui s'appelle fascisme, il est instructif de lire la monstrueuse description du « socialisme » écrite par l'inventeur naguère célèbre et prophète du Socialist Party Charles P. Steinmetz. Son livre L'Amérique et l'époque nouvelle (1916) décrit très sérieusement l'anti-utopie, satirisée dans un roman de science-fiction où le Congrès a été remplacé par des représentants directs de DuPont, General Motors et d'autres grandes sociétés. Steinmetz, en présentant les monopoles géants (parmi lesquels son propre employeur, General Electric) comme le nec plus ultra en matière d'efficacité industrielle, proposait d'abolir le gouvernement politique en faveur d'une gestion directe par les grands monopoles associés. Nombreux furent ceux que le bellamysme mit sur le chemin des idées socialistes, mais ce chemin rencontrait une croisée. Au tournant du siècle, le socialisme américain donna naissance à la plus vibrante antithèse qui soit au socialisme par en haut sous toutes ses formes : Eugene Debs. En 1887, Debs en était encore à demander à nul autre que John D. Rockefeller de financer l'établissement d'une colonie socialiste utopiste dans un Etat de l'Ouest. Mais Debs, dont les idées s'étaient forgées dans la lutte de classe du mouvement des travailleurs, trouva bientôt son véritable chemin. Au coeur du « debsisme » se trouve l'appel et la foi en l'activité autonome des masses par en bas. Les écrits et les discours de Debs sont tout imprégnés de ce thème. Il citait ou paraphrasait souvent, à sa manière, le « premier principe » de Marx : « La grande découverte qu’ont faite les esclaves modernes est qu’ils doivent réaliser eux-mêmes leur liberté. C'est le secret de leur solidarité, le coeur de leur espoir... ». Sa déclaration considérée comme la plus caractéristique est la suivante : Les travailleurs ont attendu trop longtemps un Moïse qui les délivrerait de la servitude. Il n'est pas venu. Il ne viendra jamais. Je ne vous mènerais pas, même si je le pouvais. Car si vous pouviez être menés, vous pourriez être ramenés à votre point de départ. Je voudrais seulement vous aider à décider qu'il n'y a rien que vous ne puissiez faire pour et par vous-mêmes. Il faisait écho aux mots prononcés par Marx en 1850 : Dans la lutte de la classe ouvrière pour se libérer de l'esclavage salarié, on ne peut pas répéter trop souvent que tout est entre les mains de la classe ouvrière elle-même. La question est simplement : est-ce que les travailleurs peuvent se rendre capables, par l'éducation, l'organisation, la coopération et l’autodiscipline, de prendre le contrôle des forces productives et de diriger l'industrie dans l'intérêt du peuple et pour le bénéfice de la société ? Tout se ramène à cela. « Est-ce que les travailleurs peuvent se rendre capables...? » Il ne se faisait pas d'illusion romantique sur la classe ouvrière telle qu'elle était (ou est). Mais il proposait un but différent de celui des élitistes, dont la seule sagesse consiste à mettre en évidence l'arriération du peuple aujourd'hui, et à professer qu'il en sera toujours ainsi. Au gouvernement élitiste, par en haut, Debs opposait la notion directement contraire d'une avant-garde révolutionnaire (qui est aussi une minorité que ses idées amènent à se faire l'avocat d'un chemin plus difficile pour la majorité: « Ce sont les minorités qui ont fait l'histoire de ce monde », disait-il en 1917 dans le discours contre la guerre pour lequel le gouvernement Wilson le jeta en prison. « Ce sont les rares qui ont eu le courage de prendre leur place en première ligne pour proclamer la vérité qui est en eux, qui ont osé s'opposer à l'ordre établi, qui ont épousé la cause des infortunés qui souffrent et qui se battent, qui se sont donnés, sans s'arrêter aux conséquences personnelles, à la cause de la liberté et de la justice ». Ce « socialisme debsien » provoqua une immense réponse du coeur du peuple, mais Debs n'eut pas de successeur comme tribun du socialisme démocratique révolutionnaire. A la suite de la période de radicalisation d'après-guerre, le Socialist Party rosit et devint respectable, en même temps que de l'autre côté le Communist Party se stalinisait. Le « libéralisme » (nous dirions en France : « la gauche » - N.D.T.) américain lui-même connaissait un processus d' « étatisation » qui devait culminer dans la grande illusion du New Deal dans les années 30. La vision élitiste des bienfaits répandus d'en haut par un président-homme providentiel attira un grand nombre de libéraux, pour lesquels le gentilhomme campagnard de la Maison Blanche (Franklin D. Roosevelt - N.D.T.) devint ce que Bismarck était pour Lassalle. Le genre avait été préfiguré par Lincoln Steffens, le libéral collectiviste qui était (comme B. Shaw et Georges Sorel) tout aussi attiré par Mussolini que par Moscou, et pour les mêmes raisons. Upton Sinclair, en quittant le Socialist Party considéré comme « trop sectaire », lança son « vaste » mouvement destiné à « mettre fin à la pauvreté en Californie » à l'aide d'un manifeste appelé, de façon tout-à-fait appropriée Moi, gouverneur de Californie, et comment j'ai mis fin à la pauvreté (probablement le seul manifeste radical à comporter deux fois la première personne du singulier dans son titre) sur le thème du « socialisme par en haut à Sacramento ». Une des figures typiques de l'époque fut Stuart Chase, qui évolua en zigzag du réformisme de la League for Industrial Democracy au semi-fascisme de la « technocratie ». Il y avait les intellectuels stalinisants, qui parvenaient à sublimer leur admiration conjointe pour Roosevelt et la Russie en acclamant à la fois le National Recovery Act (pièce législative centrale du New Deal rooseveltien) et les Procès de Moscou. Il y avait des signes des temps, comme Paul Blanshard, qui passa du Socialist Party à Roosevelt sous le prétexte que le programme du New Deal de « capitalisme contrôlé » avait confisqué aux socialistes l'initiative du changement économique. Le New Deal, souvent appelé - à raison - la « période social-démocrate » de l'Amérique, fut aussi le grand bond des libéraux et des sociaux-démocrates vers le socialisme par en haut représenté par l'utopie rooseveltienne de la « monarchie du peuple ». L'illusion de la « révolution par en haut » de Roosevelt fit l'unité, en un seul bloc, des socialistes rampants, du libéralisme stalinoïde, et des illusions concernant aussi bien le collectivisme russe que le capitalisme collectivisé. Six courants du socialisme par en haut Nous venons de voir qu'il existe un certain nombre de courants différents dans le socialisme par en haut. Ils sont habituellement entremêlés, mais nous allons en séparer certains des aspects les plus importants pour les examiner de plus près. 1) Le philanthropisme. Le socialisme (ou « la liberté », ou tout ce que vous voulez) doit être octroyé, « pour le bien du peuple », par les riches et les puissants mus par la bonté de leur coeur. Comme le fait remarquer le Manifeste Communiste à propos des premiers utopistes du genre de Robert Owen, « C'est seulement en ce qu'il est la classe qui souffre le plus que le prolétariat existe pour eux ». Par gratitude, les pauvres piétinés doivent avant tout éviter de se comporter de manière à causer du désordre, et trêve d'inepties sur la lutte des classes et l'auto-émancipation. Cet aspect peut être considéré comme un cas particulier de : 2) L'élitisme. Nous avons mentionné plusieurs exemples de l'opinion selon laquelle le socialisme est l'affaire d'une minorité dirigeante, de nature non-capitaliste et par conséquent garantie pure, imposant sa domination soit temporairement (pour une simple période historique), soit de façon permanente. Dans les deux cas, cette nouvelle classe dirigeante est susceptible de considérer sa mission comme une dictature éducative sur les masses - « pour leur bien », évidemment - la dictature étant exercée par un parti d'élite, qui supprime tout contrôle par en bas, par des despotes bienveillants ou par un homme providentiel, par les « surhommes » de Shaw ou des manipulateurs eugénistes, par les directeurs « anarchistes » de Proudhon ou les technocrates de Saint-Simon - ou leurs équivalents modernes, avec des appellations au goût du jour, ou des écrans verbaux considérés comme une théorie sociale nouvelle à opposer au « marxisme du 19ème siècle ». D'un autre côté, les démocrates révolutionnaires partisans du socialisme par en bas ont toujours été une minorité, mais le clivage entre les approches élitiste et avant-gardiste est fondamental, comme nous l'avons vu dans le cas de Debs. Pour lui, comme pour Marx et Rosa Luxemburg, la fonction de l'avant-garde révolutionnaire est de pousser les masses à se rendre capables de prendre le pouvoir en leur propre nom par leurs propres luttes. La question n'est pas de nier l'importance critique des minorités, mais d'établir une relation différente entre la minorité avancée et les masses attardées. 3) Le planisme. Les mots-clé sont : efficacité, ordre, planification, système - et encadrement. Le socialisme se trouve réduit à une ingénierie sociale exercée par un pouvoir qui est au-dessus de la société. Encore une fois, il n'est pas question de nier la nécessité, pour un socialisme efficace, de planifier (ni que l'ordre et la méthode ne soient en eux-mêmes bons), mais la réduction du socialisme à la production planifiée est autre chose, de la même façon que la démocratie suppose le droit de vote mais que réduire la démocratie au droit de vote est une falsification. En réalité, il est important de démontrer qu’en séparant la planification du contrôle démocratique (par en bas) on la vide de son contenu. Les sociétés industrielles d'aujourd'hui sont trop complexes pour pouvoir être gérées par les oukases d'un comité central tout-puissant, qui inhibe et terrorise le libre jeu de l'initiative et de la communication par en bas. C'est là, véritablement, la contradiction fondamentale du type, historiquement nouveau, de système social d'exploitation représenté par le collectivisme bureaucratique soviétique. Mais il n'est malheureusement pas possible d'approfondir ce sujet ici. La substitution du planisme au socialisme a derrière elle une longue histoire, indépendamment de son incorporation au mythe soviétique selon lequel étatisation = socialisme, un argument qui, nous l'avons vu, a été systématisé très tôt par le réformisme social-démocrate (en particulier par Bernstein et les Fabiens). Pendant les années 30 la mystique du « plan », provenant en partie de la propagande soviétique, conquit une place dominante à l'aile droite de la social-démocratie, et Henri de Man fut célébré comme son prophète et le successeur de Marx. De Man est aujourd'hui oublié parce qu'il a eu la mauvaise idée de pousser ses théories révisionnistes jusqu'au corporatisme et à la collaboration avec les nazis. En dehors des constructions théoriques, le planisme apparaît le plus souvent, dans le mouvement socialiste, en association avec un certain type psychologique de radical. Pour donner à chacun ce qui lui revient, une des premières esquisses de ce type apparut dans L'Etat servile de Belloc, qui songeait aux Fabiens. Il le décrit comme : aimant l'idéal collectiviste en lui-même... parce que c'est une forme ordonnée et régulière de société. Il aime à se représenter l'idéal d'un Etat dans lequel la terre et le capital seront entre les mains de fonctionnaires publics, qui dirigeront les hommes et les préserveront ainsi de leurs vices, de leur ignorance et de leur folie... L'exploitation de l'homme ne provoque en lui aucune indignation. En vérité, il n'est pas du genre à qui l'indignation ou toute autre passion est familière (Belloc pense ici à Sidney Webb)... La perspective d'une énorme bureaucratie par laquelle la totalité des aspects de la vie sera organisée et réduite à certains schémas simples... donne à son petit estomac une satisfaction extrême. On peut trouver des exemples contemporains de ce qui précède, teintés de stalinisme et en quantité illimitée, dans les colonnes de Monthly Review, le magazine de Paul Sweezy. Dans un article de 1930 sur les « schémas moteurs du socialisme », écrit alors qu'il croyait encore être léniniste, Max Eastman décrivait ce spécimen comme centré sur « l'efficacité et l'organisation intelligente... Une véritable passion pour le plan... une organisation sérieuse ». Sur ceux-là, commentait-il, la Russie de Staline exerçait une véritable fascination : C'est une région qui a, pour le moins, besoin d'être défendue dans d'autres pays - certainement pas dénoncée comme un rêve fou d'émancipation des travailleurs et de l'humanité tout entière. Chez ceux qui ont construit le mouvement marxiste et ceux qui ont organisé sa victoire en Russie, le rêve fou était le motif central. Ils étaient, et certains ont tendance à l'oublier aujourd'hui, des opposants acharnés à l'oppression. Lénine sera peut-être un jour, lorsque le tapage qui entoure ses idées se sera apaisé, considéré comme le plus grand rebelle de l'histoire. Sa passion majeure était de libérer les hommes... Si on devait choisir une seule idée pour résumer le but de la lutte des classes telle qu'elle est définie dans les écrits marxistes, et particulièrement ceux de Lénine, son nom est: liberté humaine... A cela on peut ajouter que Lénine a plus d'une fois critiqué la tendance à la planification totale comme une « utopie bureaucratique ». Il y a dans le planisme une subdivision qui mérite également un nom - appelons-la productivisme. Evidemment, tout le monde est « pour » la production, comme tout le monde est pour la vertu et une vie agréable. Mais pour ce type particulier, la production est le test décisif et la fin dernière de la société. Le collectivisme bureaucratique russe est « progressif » à cause des statistiques de la production de fonte (les mêmes ignorent généralement les impressionnantes statistiques d'augmentation de la production sous le capitalisme nazi ou japonais). C'est très bien de détruire ou d'empêcher la formation de syndicats indépendants sous l'autorité de Nasser, Castro, Soekarno ou N'krumah, parce que le prétendu « développement économique » est prioritaire sur les droits de l'homme. Cette attitude audacieuse n'a évidemment pas été inventée par ces « extrémistes », mais par des exploiteurs sans scrupules au cours de la révolution industrielle capitaliste. Et le mouvement socialiste est venu au monde en combattant bec et ongles ces théoriciens de l'exploitation « progressiste ». Sur ce terrain aussi, les apologistes des régimes autoritaires « de gauche » des temps modernes ont tendance à considérer cette antiquité poussiéreuse comme le dernier cri en matière de doctrine sociologique. 4) Le « communionisme » . Dans son article de 1930, Max Eastman appelait cela le « schéma de la fraternité unie » des « grégaires ou des socialistes de la solidarité humaine ». Ce qu'il ne faut pas confondre avec la notion de solidarité dans les grèves, ni assimiler à ce qu'on appelle habituellement la camaraderie dans le mouvement socialiste ou le « sentiment communautaire » ailleurs. Son contenu spécifique, comme dit Eastman, est « la quête de l'immersion dans une totalité, de la négation de soi dans les profondeurs d'un substitut à Dieu ». Eastman désigne ici l'écrivain du Parti Communiste Mike Gold. Nous trouvons un autre excellent exemple en la personne de Harry F. Ward, le compagnon de route clérical sans nuance du P.C., dont les livres théorisent ce type d'aspiration « océanique » à l’annihilation de l'individualité. Les notes de Bellamy révèlent un cas d'anthologie : il écrit sur l'espoir « en l'absorption dans la gigantesque omnipotence de l'univers ». Sa « religion de la solidarité » reflète sa méfiance envers l'individualisme de la personnalité, son désir de dissoudre l'individu dans une communion avec quelque chose de plus grand. Cette tendance est très présente parmi les plus autoritaristes des socialismes par en haut et n'est pas rare dans des cas de figure plus modérés, comme les philanthropes élitistes aux opinions socialistes chrétiennes. Naturellement, ce type de socialisme « communioniste » est toujours célébré comme un « socialisme éthique », qui a une sainte horreur de la lutte des classes. Car il ne doit pas y avoir de conflit à l'intérieur d'une ruche. Il tend à opposer platement le « collectivisme » à l’ « individualisme » (une opposition fausse d'un point de vue humaniste), mais en réalité ce qu'il rejette est l'individualité. 5) L'infiltrationnisme. Le socialisme par en haut connaît une grande variété - pour la raison bien simple qu'il y a toujours beaucoup d'autres solutions que l'auto-mobilisation des masses par en bas. Cependant les exemples passés en revue mettent en évidence deux grandes familles. L'une a pour perspective de renverser la société capitaliste hiérarchisée telle que nous la connaissons aujourd'hui, pour la remplacer par un nouveau type, non-capitaliste, de société hiérarchisée basée sur une nouvelle espèce d'élite établie en classe dominante (ces variétés sont habituellement étiquetées « révolutionnaires » dans l'histoire du socialisme). L'autre se donne pour projet d'infiltrer - d'imprégner - les centres du pouvoir de la société actuelle afin de la métamorphoser - inévitablement de façon graduelle - en un collectivisme stratifié molécule par molécule, un peu comme le bois se pétrifie pour devenir de l'agate. C'est la marque caractéristique des variétés réformistes social-démocrates du socialisme par en haut. Le terme même d'infiltrationnisme ( permeationism ) a été inventé par le représentant de la forme la plus « pure » de réformisme ayant jamais existé, le fabianisme de Sidney Webb. Tout l’infiltrationnisme social-démocrate est basé sur la théorie de l'inévitabilité mécanique, l'inexorable auto-collectivisation par en haut du capitalisme, qui est équivalente au socialisme. La pression d'en bas (lorsqu'elle est considérée comme admissible) peut hâter et réguler le processus, à condition qu'elle soit contrôlée pour éviter d'effrayer les auto-collectivisateurs. Par conséquent, les infiltrationnistes sociaux-démocrates ne sont pas seulement consentants, mais empressés de rejoindre les couches dirigeantes, comme laquais ou membres du ministère. La fonction de leur mouvement par en bas est essentiellement d'exercer un chantage sur le pouvoir en place, pour qu'il les gratifie de postes dans lesquels ils pourront s'adonner à l'infiltration. La tendance à la collectivisation du capitalisme est vraiment une réalité. Comme nous l'avons vu, cela signifie la collectivisation bureaucratique du capitalisme. En même temps que ce processus s'est développé, la social-démocratie a elle-même connu une métamorphose. Aujourd'hui, le théoricien principal de ce néo-réformisme, C.A.R. Crosland, condamne comme « extrémiste » la déclaration modérée en faveur des nationalisations qui avait été à l'origine inscrite dans les statuts du Labour Party britannique (art. 4) à l'initiative de nul autre que Sidney Webb ! Le nombre de partis sociaux-démocrates d'Europe continentale qui ont définitivement éliminé de leurs programmes toute référence anticapitaliste - un phénomène nouveau dans l'histoire du socialisme - montre comment la collectivisation bureaucratique en cours est acceptée comme une échéance du « socialisme » pétrifié. Ceci pour l'infiltrationnisme comme stratégie globale. Cela conduit, bien évidemment, à l'infiltrationnisme en tant que tactique politique, un sujet que nous ne pouvons poursuivre ici au-delà de la mention de sa forme américaine dominante : la politique de soutien au Parti Démocrate et la coalition « lib-lab » (libéraux et syndicalistes - N.D.T.) autour du « consensus Johnson », ses précurseurs et ses successeurs. La distinction entre ces deux « familles » du socialisme par en haut s'applique à des socialismes qui se sont développés, de Babeuf à Harold Wilson, à l’intérieur des pays concernés, dans lesquels la base sociale d'un courant socialiste donné se situe à l'intérieur du système national, que ce soit l'aristocratie syndicale ou des éléments déclassés ou autres. Le cas est différent de ces « socialismes du dehors » représentés par les partis communistes contemporains, dont la stratégie et la tactique dépendent en dernier ressort d'une base de pouvoir extérieure aux couches sociales nationales ; en l’occurrence, des classes collectivistes bureaucratiques à l'Est. Les partis communistes se sont montrés différents de tous les mouvements nationaux dans leur capacité à alterner ou à combiner les tactiques « révolutionnaires » d'opposition et d'intégration pour satisfaire leurs besoins. Ainsi le Parti Communiste Américain a-t-il pu passer de l'aventurisme ultra-gauche de type « troisième période » de 1928-1934 à la tactique ultra-infiltrationniste de la période des fronts populaires, puis à nouveau à un « révolutionnarisme » enflammé à l'époque du pacte Hitler-Staline, et encore, durant les hauts et les bas de la Guerre Froide, à des degrés divers de combinaison des deux. Aujourd'hui (1966), avec la rupture entre Moscou et Pékin, les « khrouchtchéviens » et les maoïstes tendent à incorporer l'une des deux tactiques qui auparavant alternaient. Il est ainsi fréquent qu'en politique intérieure le Parti Communiste officiel et les partis sociaux-démocrates convergent dans une politique infiltrationniste, bien que sous l'angle d'un socialisme par en haut différent. 6) Le socialisme venu d'ailleurs. Les précédentes variétés de socialisme par en haut considèrent le pouvoir au sommet de la société. Nous en arrivons maintenant à l'attitude qui consiste à attendre du secours de l'extérieur. Le culte de la soucoupe volante en est la forme pathologique, le messianisme une forme plus traditionnelle, lorsque « ailleurs » signifie hors du monde. Mais pour notre propos « ailleurs » veut dire en dehors de la lutte sociale sur la scène nationale. Pour les communistes de l'Europe de l'Est d'après-guerre, l'ordre nouveau devait être importé à la pointe des baïonnettes russes. Pour les sociaux-démocrates allemands en exil, la libération de leur propre peuple ne pouvait être imaginée que par la grâce d'une victoire militaire étrangère. La variété du temps de paix est le socialisme par l'exemple. C'était, bien évidemment, la méthode des vieux utopistes, qui ont construit leurs colonies-modèles au fond des bois de l'Amérique dans le but de démontrer la supériorité de leur système et de convaincre les sceptiques. Aujourd'hui, c'est ce substitut à la lutte sociale nationale qui constitue de plus en plus l'espoir essentiel du mouvement communiste occidental. Le modèle est fourni par la Russie (ou par la Chine, pour les maoïstes), et en même temps qu'il est difficile, même à l'aide d'une dose généreuse de mensonges, de rendre le sort des masses russes attirant pour les travailleurs occidentaux, on peut attendre de meilleurs résultats des deux approches suivantes : a) La position relativement privilégiée des éléments gestionnaires, bureaucrates et intellectuels aux ordres dans le système collectiviste russe, peut être mis pertinemment en opposition avec la situation à l'Ouest, où les mêmes éléments sont subordonnés aux détenteurs de capitaux et aux manipulateurs de la richesse. A ce stade, la séduction du système soviétique d'économie stratifiée coïncide avec l'attrait historique qu'exerce le socialisme petit-bourgeois sur les éléments mécontents de l'intelligentsia, techniciens, scientifiques et employés de la recherche, bureaucrates administratifs et organisateurs divers, qui peuvent plus facilement s'identifier à une nouvelle classe dirigeante basée sur le pouvoir d'Etat que sur le pouvoir de l'argent et de la propriété, et se voient par conséquent comme les nouveaux hommes de pouvoir dans un ordre non-capitaliste, mais élitiste. b) Alors que les partis communistes officiels sont tenus de maintenir une façade d'orthodoxie dans une chose baptisée « marxisme-léninisme », il devient courant de voir des théoriciens sérieux du néo-stalinisme qui ne sont pas liés au parti se libérer d'un tel simulacre. L'un des développements en est l’abandon explicite de toute perspective de victoire par la lutte sociale dans les pays capitalistes. La « révolution mondiale » équivaut simplement à la démonstrations par les Etats communistes de la supériorité de leur système. Ceci existe désormais sous forme de thèse par les deux théoriciens majeurs du néo-stalinisme, Paul Sweezy et Isaac Deutscher. L'ouvrage de Baran et Sweezy Capitalisme monopoliste (1966) rejette purement et simplement « la réponse de l'orthodoxie marxiste traditionnelle - selon laquelle le prolétariat industriel doit finalement se soulever de manière révolutionnaire contre ses oppresseurs capitalistes ». Même chose pour tous les autres groupes « marginaux » de la société - salariés agricoles sans emploi, masses des ghettos, etc. Ils ne peuvent pas « constituer une force cohérente dans la société ». Cela ne laisse de place à personne. Le capitalisme ne peut pas avec quelque chance de succès être mis en échec de l'intérieur. Et alors ? Un jour, expliquent les auteurs à la dernière page, « peut-être pas dans le siècle présent », le peuple perdra ses illusions sur le capitalisme « en même temps que la révolution mondiale se répand et que les pays socialistes montrent par leur exemple qu'il est possible » de bâtir une société rationnelle (souligné par moi). C'est tout. Ainsi, les phrases marxistes remplissant les autres 366 pages de cet essai se réduisent à une simple incantation, comme la lecture du Sermon sur la Montagne à la Cathédrale Saint Patrick. La même perspective est présentée, moins froidement, par un écrivain plus nuancé, dans The Great Contest (la grande compétition), de Deutscher. Celui-ci véhicule la nouvelle théorie soviétique selon laquelle « le capitalisme occidental ne succombera pas tant du fait de ses crises et des contradictions qui lui sont inhérentes - en tout cas pas directement - qu'à cause de son incapacité à concurrencer les réalisations du socialisme » (c'est-à-dire des Etats communistes). Et plus loin : « On peut dire que c'est ce qui a, jusqu'à un certain point, remplacé l'anticipation marxiste d'une révolution permanente ». Nous avons ici une explication théorique de ce qui a longtemps été la fonction du mouvement communiste à l'Ouest : agir comme garde-frontière pour l'ordre social rival de l'Est. Par dessus tout, la perspective du socialisme par en bas est aussi étrangère à ces professeurs de collectivisme bureaucratique qu'elle l'est pour les apologistes du capitalisme dans les académies américaines. Ce type d'idéologie néo-stalinienne est souvent critique à l'égard du régime soviétique tel qu'il est - Deutscher est un bon exemple de quelqu'un qui est très loin d'être un inconditionnel de Moscou semblable aux communistes officiels. Il doit être considéré comme infiltré dans le collectivisme bureaucratique. Ce qui apparaît comme un « socialisme venu d’ailleurs » du point de vue du monde capitaliste devient une espèce de fabianisme vu dans le cadre du système communiste. Dans ce contexte, le changement par en haut est un principe aussi solide, pour ces théoriciens, qu'il l'était pour Sidney Webb. Ceci a été démontré, notamment, par l'attitude hostile de Deutscher envers la révolte Est-allemande de 1953 et la révolution hongroise de 1956, sur la base, classique, que de tels soulèvements par en bas pouvaient détourner l'ordre soviétique de sa marche vers la « libéralisation » - inévitablement graduelle. De quel côté êtes-vous ? Pour les intellectuels, qui ont le choix des rôles qu'ils peuvent jouer dans la lutte des classes, la perspective du socialisme par en bas a eu historiquement peu d'attrait. Même dans le cadre du mouvement socialiste, elle a eu peu de partisans fermes, en même temps qu'elle en a eu beaucoup d'inconsistants. En dehors du mouvement socialiste, l'attitude la plus courante est que ces idées sont visionnaires, impraticables, irréalistes, « utopiques » - idéalistes peut-être, mais décidément don-quichottesques. Les gens sont congénitalement stupides, corrompus, apathiques et en général désespérants. Et un changement progressif ne peut venir que « d'êtres supérieurs » du genre de l'intellectuel qui (précisément) exprime cette opinion. Cela se traduit dans la théorie par une loi d'acier de l'oligarchie, ou une loi de fer-blanc de l'élitisme, impliquant, d'une façon ou d'une autre, une théorie sans nuance de l'inévitabilité - l'inévitabilite du changement seulement par en haut. Sans avoir la prétention de résumer en quelques mots les arguments pour et contre cette opinion très répandue, nous pouvons remarquer le rôle qu'elle joue en tant que rite d'auto-justification pour les élitistes. En période « normale », quand les masses ne sont pas en mouvement, la théorie n'a besoin que d'être affirmée dédaigneusement, en même temps que toute l'histoire des révolutions et des mouvements sociaux est rejetée comme désuète. Mais la récurrence de soulèvements révolutionnaires et de troubles sociaux, définie précisément par l'irruption sur la scène historique de masses auparavant inactives, et caractéristique des périodes dans lesquelles un changement social fondamental est à l'ordre du jour, est tout aussi « normale » dans l'histoire que les périodes intermédiaires de conservatisme. Quand le théoricien élitiste doit par conséquent abandonner la posture de l'observateur scientifique qui se borne à prédire que les masses resteront toujours calmes, lorsqu'il est confronté à la réalité contraire d'une masse révolutionnaire menaçant de renverser la structure du pouvoir, il ne tarde pas, typiquement, à changer totalement d'approche, et se met à dénoncer l'intervention des masses par en bas comme le mal absolu. Le fait est que le choix entre le socialisme par en haut et le socialisme par en bas est, pour l'intellectuel, un choix fondamentalement moral, alors que pour les masses laborieuses, qui n'ont pas d'alternative sociale, c'est une affaire de nécessité. L'intellectuel peut avoir l'option de se ranger du côté du pouvoir, que le travailleur n'a pas. La même option existe pour les dirigeants syndicaux qui, en s'élevant au-dessus de leur classe, se trouvent de la même façon confrontés à un choix qui n'existait pas auparavant. La pression à la conformité avec les mœurs de la classe dirigeante, la pression à l'embourgeoisement, est, proportionnellement, plus forte que les liens personnels et organiques avec la base, désormais affaiblis. Il n'est pas difficile, pour un intellectuel ou un bureaucrate, de se convaincre que l'infiltration, ou l'adaptation au pouvoir en place, est la démarche la plus habile, lorsque (comme c'est le cas) cela permet en même temps de prendre sa part des suppléments de pouvoir et de prospérité sans trop transpirer. Il y a donc une certaine ironie à ce que la « loi de fer de l'oligarchie » ne soit telle essentiellement que pour les éléments intellectuels dont elle provient. Comme couche sociale (c'est-à-dire compte non tenu d'individus exceptionnels), les intellectuels ne sont pas remarquables pour s'être soulevés contre l'ordre établi d'une manière semblable à celle empruntée à de nombreuses reprises par la classe travailleuse moderne au cours de sa relativement brève histoire. Fonctionnant typiquement comme laquais idéologique des dirigeants établis de la société, le secteur des travailleurs cérébraux de la classe moyenne non-possédante est pourtant, en même temps, porté au mécontentement et à la révolte par la nature de la relation elle-même. Comme beaucoup d'autres valets, cet Admirable Crichton se dit: « Je suis un meilleur homme que mon maître, et si les choses étaient différentes on verrait qui plierait l'échine ». Plus que jamais à notre époque où le crédit du système capitaliste se désintègre dans le monde entier, il lui arrive aisément de rêver d'une forme de société dans laquelle il pourrait prendre son indépendance, dans laquelle le cerveau, et non les bras ou les fortunes, commanderait, dans laquelle lui et ses semblables seraient à la fois émancipés du pouvoir de la propriété par l'élimination du capitalisme, et affranchis de la pression des masses par l'élimination de la démocratie. Et il n'a pas besoin de rêver à l'excès, car des exemples concrets d'une telle société semblent exister sous ses yeux dans les collectivismes de l'Est. Même s'il rejette ces versions, pour des raisons variées incluant la Guerre Froide, il peut théoriser sa propre version d'un « bon » collectivisme bureaucratique, qu'on appellerait « méritocratie », ou « managerisme » ou « industrialisme » ou autre, aux USA. Ou « socialisme africain » au Ghana et « socialisme arabe » au Caire ou à Alger. Ou d'autres espèces variées de socialisme dans d'autres parties du monde. La nature du choix entre le socialisme par en haut et le socialisme par en bas se présente avec une grande netteté sur la question qui suscite aujourd'hui un large consensus parmi les intellectuels progressistes, sociaux-démocrates et stalinoïdes. Il s'agit de la prétendue inévitabilité des dictatures (despotismes bienveillants) dans les pays en voie de développement d'Afrique et d'Asie particulièrement - comme N'krumah, Nasser, Soekarno et autres - dictatures qui détruisent les syndicats indépendants aussi bien que toute opposition politique, et organisent une exploitation maximale de la main-d’œuvre afin d'extraire des masses suffisamment de capital pour hâter l'industrialisation au rythme souhaité par les nouveaux dirigeants. Ainsi, des cercles « progressistes » à un degré jamais atteint, qui auraient à une époque protesté contre l'injustice où qu'elle se produisît, deviennent automatiquement des apologistes de la dictature dès lors qu'elle est considérée comme anticapitaliste. Hormis l'argument économique déterministe habituellement fourni à l'appui de cette position, il y a deux aspects de la question qui mettent en lumière l'enjeu global : 1) L'argument économique en faveur du despotisme, destiné à prouver la nécessité d'une industrialisation accélérée, est indubitablement d'un grand poids pour les nouveaux dirigeants bureaucratiques - qui en même temps ne lésinent guère sur l'amélioration de leur propre sort - mais ne parvient pas à convaincre le travailleur, au bas de la pyramide, que lui et sa famille doivent se plier à la surexploitation pour plusieurs générations au nom d'une rapide accumulation de capital (c'est en fait la raison pour laquelle l'industrialisation accélérée a besoin d'un contrôle dictatorial). L'argument économique déterministe est la rationalisation du point de vue de la classe dirigeante. Humainement, il n'a de sens que sous l'angle de la classe dirigeante, qui est bien évidemment toujours identifié avec les besoins «nationaux». Il est non moins évident que les travailleurs au bas de l'échelle doivent se battre contre cette surexploitation, pour défendre leur dignité humaine élémentaire aussi bien que leur bien-être. C'est ce qui s'est passé à l'époque de la révolution industrielle capitaliste, lorsque les « pays en voie de développement » étaient en Europe. Il ne s'agit pas simplement d'un argument économique technique, mais des deux camps d'une lutte de classe. La question est : de quel côté êtes-vous ? 2) On prétend que les masses populaires, dans ces pays, sont trop arriérées pour contrôler la société et son gouvernement - et c'est incontestablement vrai, et pas seulement là. Mais alors ? Comment un peuple ou une classe deviennent-ils capables de diriger en leur propre nom ? Seulement en luttant pour cela. Uniquement en organisant leur combat contre l'oppression - l'oppression de ceux qui leur disent qu'ils ne sont pas capables de gouverner. C'est seulement en se battant pour le pouvoir démocratique qu'ils s'éduquent et se hissent au niveau qui leur permet d'exercer le pouvoir. Il n'y a jamais eu d'autre voie pour la classe montante. Bien que nous ayons adopté une approche particulière, les deux éléments qui émergent s'appliquent, en fait, dans le monde entier, à chaque pays, qu'il soit avancé ou en voie de développement, capitaliste ou stalinien. Quand les manifestations et les boycotts des Noirs du Sud des Etats-Unis menaçaient de gêner Johnson face à une échéance électorale, la question était : de quel côté êtes-vous ? Quand Cuba était envahie par les fantoches de Washington, la question était : de quel côté êtes-vous ? et quand les syndicats cubains sont investis par les policiers de la dictature, la question est aussi : de quel côté êtes-vous ? Depuis les débuts de la société, il y a eu une infinité de théories tendant à « prouver » que la tyrannie est inévitable, et que la liberté dans la démocratie est impossible. Il n'y a pas d'idéologie plus adaptée aux besoins d'une classe dominante et de ses loufiats intellectuels. Ce sont là des prédictions d'auto-justification, qui ne restent vraies qu'aussi longtemps qu'on y croit. En dernière analyse, la seule façon de prouver qu'elles sont fausses est la lutte elle-même. La lutte par en bas n'a jamais été stoppée par les théories d'en haut, et elle a changé le monde à de nombreuses reprises. Faire le choix d’une des formes du socialisme par en haut, c’est se tourner vers le vieux monde, vers le « vieux fatras ». Choisir le chemin du socialisme par en bas, c’est proclamer le commencement d’un monde nouveau. |
| | Posté le 12-06-2009 à 19:13:17
| source : http://tintinrevolution.free.fr/fr/draperdeuxames.html http://www.france.attac.org/spip.php?article9213 |
| | Posté le 12-06-2009 à 20:07:52
| Comment le socialisme pourrait fonctionner, étant donné que la majorité des hommes est pétrie d'égoïsme ? |
| | Posté le 13-06-2009 à 08:47:05
| Les gens pensent se servir eux meme en etant égoistes, mais de fait ils sont le produit d'une culture, d'un savoir qu'ils n'ont pas eux-même construits et qu'ils ont hérités. Leur sort est dès le départ et pour tout le long de la vie relié au sort de l'Humanité. Si l'on ne prend pas soin les uns des autres (idée de la répartition des richesses, de la sécurité pour tous, etc.), plus personne n'arrivera à rien accomplir. Il y a actuellement un malaise tel dans la civilisation du fait de l'organisation du travail et des mauvaises conditions de vies pour une grande majorité de vie des gens. Ce qui peut amener a une forme de décadence de la civilisation. Il semble qu'il y ait besoin d'une prise de conscience à la fois individuelle et collective sur le fait que seule une réapropiation du domaine politique par l'ensemble de la population peut amener à des changements qui viennent rétablir des conditions de vie et de travail décentes. C'est un mythe de croire que les gens de classe défavorisés ne sentent pas ce malaise, et ne sont pas capables d'en trouver les raisons. Ce qui leur fait défaut pour y apporter une réponse c'est que leur voix est muselée par des pseudos discours d'expertise. C'est un fait : on a besoin les uns des autres; le problème n'est donc pas de savoir si l'Etat doit être très actif dans la protection de ses membres mais de se rendre compte qu'il est necesaire que la majorité de ses membres se sentent satisfaits de leur condition. |
| | Posté le 13-06-2009 à 09:37:46
| Hors, le boulot des publicistes et des politiciens de l'opposition, c'est d'amener le peuple à se sentir mécontent de sa situation, même si tout va bien. Je vous assure que vous êtes trés malheureux, alors consommez nos nouveaux produits. Je vous assure que vous êtes trés malheureux, alors votez pour nous. Le peuple ne pourra se réapproprier sa place que lorsqu'il sera capable de penser pâr lui-même. |
| | Posté le 13-06-2009 à 18:45:18
| C'est vrai et c'est étonnant ! car le peuple dispose des moyens pour réfléchir par lui-même. |
| | Posté le 13-06-2009 à 19:09:34
| Nous avons de la chance. Rares sont les lieux et les époques ou c'est possible. |
| | Posté le 19-06-2009 à 06:44:42
| encore une croyance qu'on fait gober : si l'on rejette le libéralisme il ne reste que le nazisme ou le communisme. |
| | Posté le 19-06-2009 à 08:18:12
| Existe-t-il autre chose actuellement ? Ou cela reste-t-il encore à construire ? |
| | Posté le 04-07-2009 à 00:24:42
| Comment définie-t-on le système de socialisme du Kibboutz ? |
| | Posté le 04-07-2009 à 07:36:59
| Un mode de fonctionnement comme on en trouvait dans les tribus primitives. Un idéal qui n'existe plus. |
| | Posté le 07-07-2009 à 18:20:33
| On ne les retrouve pas sous une certaine forme dans les ashrams ou monastères ? |
| | Posté le 07-07-2009 à 20:13:12
| Je ne suis jamais allé dans un ashram, donc je ne sais pas comment la vie y est organisée. Que ceux qui y sont déja allé nous expliquent. |
| | Posté le 02-08-2009 à 10:21:20
| Que peut-on appeler une expérience socialiste ? |
| | Posté le 18-01-2010 à 23:08:03
| c'est un plaisanterie !? y en a un (et je ne veux pas citer son nom) qui a écrit SOCIALISTE REVOLUTIONNAIRE J'imagine bien François Hollande, Ségolène Royale, Rocard Michel.......en train de prendre la bastille. |
| | Posté le 19-01-2010 à 19:13:14
| Toutes les théories sont dangereuses car, quand on les prend au sérieux, on est tenté de faire un voyage sans retour dont l'histoire a gardé le souvenir... Voyez l'aberration Paul Pot! Qui a entraîné ces esprits "révolutionnaires" à vouloir faire place nette en organisant le génocide Khmer? Seules comptent les valeurs et la fidélité à celles-ci. Comment quelqu'un qui croit en la Fraternité pourrait débloquer? Comment quelqu'un demande et réclame l'équilibre des pouvoirs peut-il déraper? Et je peux allonger la sauce jusqu'à la nausée et pourtant, n'est-ce pas l'art de vivre qui compte? Je crois à la révolution qui fait glisser lentement les choses... Et ce qui me pousse ce sont des idées simples appelées "principes"... Vieux jeu, oui mais sans excès et vers plus de justice et pour que les autres aussi puissent vivre. |
| | Posté le 19-01-2010 à 21:15:57
| excusez moi j'ai peut être mal lu mais c'est bien les deux ânes du socialisme le thème de ce forum? |
| | Posté le 19-01-2010 à 21:36:17
| Tayaqun a écrit :
Vieux jeu, oui mais sans excès et vers plus de justice et pour que les autres aussi puissent vivre. |
Et comment définirais-tu cette justice sociale ? |
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